Mme A.A. l’Antiphilosophe reçoit une lettre

Cher journal,

J’ai recouvert tout mon corps de minuscules points verts dessinés avec un feutre à encre indélébile Sharpie à pointe fine pour me rendre éligible à une subvention du Conseil des arts et des lettres. Le poison a traversé ma peau par osmose et circule dans mes veines comme un désir de vengeance doublé d’une urgence de frotter toutes mes muqueuses avec de la cendre jusqu’à ce que la pâmoison me fasse chavirer dans un sommeil sans rêve. Dans ma lettre de refus, un fonctionnaire isotopique me suggère de m’entêter à produire des œuvres plutôt que d’admettre que toute littérature est fumisterie et que tout art est trahison. Il ne sait pas que tout n’est plus que redite et répétition, il ne sait pas qu’il n’est plus possible de maquiller le vide pour le faire passer pour de la moelle et le vendre à prix d’or à des clients inexistants, il ne sait pas que la représentation n’a plus de valeur que dans l’inflation des crânes de ceux qui nous affament. J’ai donc pris ma peau malade et je me suis rendue à la buanderie où l’essorage des vestiges de volonté de vivre coûte maintenant six dollars, à cause de l’inflation et de l’abandon de toute prétention démocratique.

Je suis ma propre mécène et donc mon propre bourreau; mon garde-manger est vide, il ne me reste que des miettes de pain que je dévore, pigeon enragé à l’intestin grugé par les vers et la nécrose de mes idéaux. Je voudrais bien voler de la dynamite, mais tous les chantiers de construction sont dans les beaux quartiers et les autobus s’y rendent infréquemment. Je voudrais bien faire rôtir un bourgeois, mais ils m’assurent tous qu’ils n’existent pas, que nous sommes tous égaux, que nous formons tous une grande famille et que les gens qui veulent m’exterminer appartiennent à une catégorie fantomatique. Mon aliénation existe, mais elle n’est causée par aucune personne identifiable, elle est un fait naturel comme la pluie, l’orthographe et les condylomes; voilà pourquoi on m’enjoint à diriger ma haine contre mes camarades d’infortune qui eux, ont le malheur d’être observables à l’œil nu. Tous ces gens qui ne sont pas comme moi pourraient venir manger la pomme pourrie qu’il me reste dans mon frigo. Je pense qu’on se fie un peu trop sur mon angoisse de possédante pour maintenir l’intégrité du monde.

J’ai des adjectifs et je les affûte chaque jour pour qu’ils soient bien coupants. Pour l’instant, je m’en sers pour me raser les jambes, mais quand il fera trop chaud, quand il fera trop soif, il n’est pas exclu que je m’en serve pour attenter à la sureté de l’esprit et de la marchandise par poste restante. En attendant, je suce des cailloux et espère que l’ascèse soit bonne pour le teint. Chaque fois que j’en mets un dans ma bouche, c’est une dent qui en ressort. C’est le miracle de la naissance.