Mme A.A., l’Antiphilosophe se brosse les dents

Cher journal,

Nous vivons à une époque où ouvrir la bouche est un geste de plus en plus dangereux, alors j’ai entrepris de passer par un autre orifice pour prendre soin de mes dents – et ainsi éviter de me faire doxxer par quelqu’un qui préférerait que je disparaisse de la surface du globe. Les narines semblaient à priori la meilleure alternative, mais j’ai les sinus fragilisés par des années d’exposition aux vapeurs toxiques dégagées par la peinture au plomb qui couvre les murs de mon taudis. Mes canaux auditifs sont aussi à exclure parce que je ne peux pas me séparer ne serait-ce qu’une seule seconde de mes écouteurs sans fil, car ils sont la seule barrière qui me protège des agressions de ce qu’on ose encore (outrageusement) qualifier de « vraie vie ».

J’ai donc décidé d’aborder le tube digestif par son autre extrémité en enfonçant par voie anale une sonde de neuf mètres de long dont le bout est muni de poils imbibés de fluore. Alors que l’outil progressait lentement dans mes entrailles, j’ai eu la révélation mystique de la nature maléfique du monde dans lequel je vis. Une voix étrange retentit dans mes tripes, qui entre deux gargouillements me dit de façon très distincte: « PRISON DE FER NOIR ». Cela m’a évidemment très rassurée, parce que j’étais jusque là convaincue être prisonnière depuis ma naissance d’un aquarium dont l’eau est irrémédiablement corrompue.

Je pus ensuite polir à loisir mes moignons d’ivoire cariés avec le sentiment rassurant d’avoir enfin trouvé ma place dans l’univers.