Mme A.A., l’Antiphilosophe, est intoxiquée par l’urgence

Cher journal,

J’en ai fini avec le monde, mon compte Twitter a fondu c’est maintenant une pâte visqueuse et gluante que je ramasse avec une cuillère fiscale hérité de mes aïeux consanguins. Je pars pour les îles Andaman avec ma trottinette, mon stérilet hormonal et l’équivalent de dix dollars en roubles soviétiques non convertibles. J’irai faire corps avec mes sœurs, ces fleurs vénéneuses, ces héroïnes qui empoisonnent sans tuer et qui font de cette terrible existence une longue marche claudicante à travers les étoiles éteintes. Il est tard, si tard, je suis intoxiquée par l’urgence.

Comme la plupart de mes contemporain·es, je n’aurai pas la chance de faire la révolution, de créer un monde fait pour la vie et non pour le profit et le pouvoir. Nous avons eu une véritable occasion de changer la vie il y a un siècle et nous l’avons gâchée en construisant des autels à Moloch. Quand je dis « nous », je parle de ces humains dont la peur de l’inconnu les a métamorphosé anthropophages, ces hommes et ces femmes qui ont confiné notre espèce à l’éternel retour du même, sans comprendre que ce « même » est une machine à éviscérer et à broyer les os. Il est tard, si tard, je suis intoxiquée par l’urgence et je ne vois autour de moi que des inquiétudes frénétiques prêtes à vendre leur corps au premier drapeau venu.

J’ai bâti mon radeau avec des tracts périmés et des manifestes illisibles. Le vent me pousse et je crie vers vous. L’État nous ment, ses promesses sont en styromousse. Les politiciens progressistes, les chefs charismatiques, le socialisme électoral, les sectes léninistes ont recommencé à proliférer, elle grouillent sous chaque pierre que je soulève pour construire mon abri. L’État est une machine à contrôler et à exploiter, il n’a pas d’autre fonction – pas plus qu’un séchoir à linge peut servir à cultiver des fraises ou cuisiner un cheeseburger. Nos soulèvements mènent toujours au néant et, au bord du vortex, nous nous tournons, épuisé·es, vers l’entité toute-puissante, un État qui résoudrait les problèmes à notre place. Et tout ce que ce Dieu demande en retour, c’est de renoncer à notre mémoire et à notre pouvoir.

C’est la pire erreur du vingtième siècle et nous la portons encore sur notre dos. Les promesses ont perdu leur goût de miel, elles ne font que pendouiller devant notre nez comme des fruits blets et vénéneux. Il est tard, si tard, je suis intoxiquée par l’urgence et pourtant, je me laisse dériver dans un courant génocidaire comme un ventilateur dans la mélasse. On tue en mon nom et on me dit que c’est pour mon bien, on m’arrache les ongles en me disant que c’est ce qu’il faut pour que la civilisation triomphe. Je regarde les massacres de loin, à travers un kaléidoscope, en attendant que ce soit mon tour d’être sacrifiée pour que tout reste inchangé.

Notre attente nous tue, elle nous empêche de comprendre qu’il est tard, si tard, que nous sommes intoxiqué·es par l’urgence et que les choix que nous faisons reproduisent la pire erreur du vingtième siècle. Le barres d’or sont tachées de sang et nous continuons de les embrasser comme si le temps n’avait plus cours, dans notre amnésie et notre impuissance volontairement offerte aux tumeurs des rêveurs et rêveuses qui ont péri avant nous.

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